Le Rap, Entre Gentrification, Fascisation et Prises de Position
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Le constat est amer : le rap est en train de glisser vers la droite.
Les acteurs de l’industrie — producteurs, labels — depuis longtemps, ce n’est pas nouveau. Son public, certainement. Et même certains rappeurs. Conséquence d’une droitisation globale de la société, oui, mais peut-être aussi d’une gentrification de cette culture. Une culture dont les origines sont tout sauf bourgeoises.
Le rap était une voix révolutionnaire, libératrice, même s’il a toujours porté en lui certaines contradictions. Car, comme tout le monde, rappeurs et membres de cette culture sommes soumis aux mêmes vices matérialistes et capitalistes que le reste de la société. Mais ces excès n’étaient pas l’expression d’un mépris de classe : ils traduisaient plutôt la rage d’une jeunesse aliénée, avide d’émancipation et de reconnaissance.
Longtemps, j’ai rejeté l’idée même de “rap de iencli”. Pour moi, le rap était universel. Tant que l’art et la culture étaient respectés, peu importait qu’ils viennent d’un Noir, d’un Arabe ou d’un Blanc. Mais avec le recul, je comprends mieux les avertissements de nos aînés. Des artistes comme Nekfeu ou Vald ne sont pas des ennemis du rap, bien au contraire. Leur passion est sincère, même si je n’accroche pas toujours à leur musique. Mais derrière eux se dresse un public qui ne partage pas notre réalité. Ce public, ce sont les “ienclis”, ces jeunes bourgeois qui, à quinze ans, s’encanaillent avec une sous-culture avant de retourner, en grandissant, au confort de leur condition sociale.
Le problème n’est pas qu’ils écoutent du rap, mais qu’ils s’en emparent. Nous avons laissé entrer dans notre culture des personnes qui, hier déjà, géraient les labels et représentaient le système. Aujourd’hui, ils possèdent des médias, tiennent des micros, et parfois même montent sur scène. Comme le rap n’exclut pas, nous les avons acceptés. Mais en retour, ils imposent désormais leurs codes, leurs valeurs, leur regard condescendant. Ils méprisent le rap de rue, jugé trop basique, pas assez intellectuel. En réalité, leur critique n’est rien d’autre qu’un mépris de classe, souvent doublé d’un racisme masqué.
Pendant un moment, à l’adolescence, on s’est parfois distancés. Quand on se croyait tous différents, on a aussi critiqué ce rap de rue, pensant qu’il se limitait trop souvent à la misère et à l’argent. Mais on ne l’a jamais méprisé. On l’a toujours respecté, parce qu’il reste l’âme de cette culture. Et puis on y est revenus, on y revient et on y reviendra encore, comme on revient toujours vers un premier amour. Ceux qui aujourd’hui le dénigrent veulent le transformer en objet bourgeois, aseptisé, vidé de sa substance. Or, le rap a toujours été politique. Oui, le rap, ce que beaucoup considéraient comme l’âge d’or du genre, était profondément politique. Le rap est bien souvent prise de position.
C’est ici que l’on mesure toute la distance qui sépare nos mondes. Au début, ils nous regardaient d’un œil étrange, entre peur et envie, phobie et philie. Et nous, nous les avons laissés entrer dans notre communauté. Ils ont d’abord dansé, chanté, puis, un jour, se sont rendu compte que ce médium était aussi un formidable outil d’expression et de revendication. Mais c’est là que le bât blesse : leurs revendications et leur réalité sont celles de leur condition. Ce sont donc des intérêts néo-bourgeois, libéraux et dominants qu’ils défendent, et les positions qui en découlent sont, par essence, en totale opposition avec les nôtres.
Des fachos écoutent du rap, des sionistes écoutent du rap. Et ils s’étonnent, se plaignent d’entendre des commentaires de gauche, comme récemment sous les productions de Mehdi Maïzi. Ils sont désormais chez eux et ont même l’audace de se plaindre. Rappelons-leur cette réalité : par des blagues de “Gaucho” pour Mehdi, par les revendications explicites de nos grandes figures, aujourd’hui comme demain, le rap ne cessera jamais d’être politique.
C’est pourquoi nos grands-frères, nos aînés, ont un devoir : celui d’éduquer les jeunes, comme nous le ferons un jour, si Dieu nous le permet. Même si cela me fait mal, en tant que néo-puriste déjà vieux con dans la vingtaine, de voir mes frères ne pas écouter Alpha 5.20, Despo, Timebomb, NTM, IAM, Oxmo, La Rumeur, Ärsenik, Ministère Amer et tant d’autres, il est essentiel qu’ils connaissent au moins leurs noms, leur réputation et les messages qu’ils ont portés. Car comprendre le présent exige de connaître l’histoire.
Voilà pourquoi il ne faut pas se tromper : le rap est intrinsèquement libérateur, révolutionnaire, résistant, revendicateur, mais aussi amusant et divertissant. Il est tout cela à la fois. Et c’est cette richesse que nous devons protéger, contre ceux qui veulent l’aseptiser ou le détourner de sa véritable nature.
Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position,
Qui peut prétendre aimer le rap sans prendre position.
