Colonialité du savoir et recherche sur la prison : qui parle, depuis où, et pour qui ?
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On parle beaucoup [souvent] autour des prisonniers, rarement depuis eux. Que révèle la recherche carcérale de notre ordre épistémique et de ses angles morts ?
En relisant mes notes de séminaires et quelques ouvrages de Gwenola Ricordeau1, certaines questions me sont revenues en tête. Ricordeau est intervenue deux fois à l’EHESS en novembre dernier : une première fois sur le patrimoine carcéral dans une perspective transatlantique2, une seconde sur les défis éthiques de la recherche auprès de populations marginalisées, criminalisées et discriminées3. Ce qui suit tente d’organiser quelques réflexions issues de ces interventions.
[Je précise d’emblée ma position : je suis ce que Ricordeau appellerait un « proche de détenus ». Dominant, donc, dans l’asymétrie en question, si l’on me demande — mec d’en dehors. Homme racisé, conscient des frontières sociales que j’ai pu franchir. Et celles que mes parents ont franchies pour moi. Fils d’immigré camerounais et de mère belge, de cette deuxième génération donc, celle coincée entre deux mondes, parfois plus. Parents issus de la classe moyenne, avec un capital culturel certain, qui ont toujours mis l’accent sur l’importance des études et le fait que le salut viendrait de là — présentement en première année de thèse. J’écris depuis l’extérieur des murs, depuis la position de celui qui a eu la chance — ou la contingence — d’être du bon côté, dehors. Qui essaie autant que faire se peut d’être présent, pour ses gars dedans. Mais qui agit d’une manière on ne peut plus bourgeoise après tout — écrit, aspire à mener des recherches, à faire comprendre et/ou théoriser des notions qui nous semblent si tautologiques : que ACAB, 1312, que la police tue, que la prison tue, détruit des vies. Comme s’il fallait encore que cela soit démontré.]
L’angle mort des parloirs — et celui des prisonniers eux-mêmes
Ricordeau a consacré une partie importante de ses travaux à rendre visible l’expérience des proches de personnes incarcérées4. L’espace des parloirs, par exemple, demeure très peu étudié dans la recherche carcérale, alors même qu’il constitue un lieu central de ce que Caroline Touraut nomme « l’expérience carcérale élargie »5. Chaque année, environ 500 000 personnes ont un proche incarcéré en France — une réalité statistiquement minoritaire à l’échelle nationale, mais extrêmement banale dans les quartiers populaires.
Ces travaux sont indispensables. Les approches issues de femmes, de conjointes, de mères — souvent pionnières — ouvrent des espaces analytiques fondamentaux sur les effets périphériques, relationnels, émotionnels et matériels de la détention.
Cela dit, et sans remettre en cause la nécessité ni la légitimité de ces recherches, focaliser presque exclusivement l’attention sur l’expérience des proches peut produire un autre effet d’invisibilisation : celui de laisser encore une fois dans l’ombre la parole et la position des personnes incarcérées elles-mêmes. La grande majorité des prisonniers — hommes, jeunes, souvent racisés, majoritairement issus des classes populaires — demeure très peu représentée dans les productions savantes ou publiques.
Il ne s’agit évidemment pas d’opposer ces perspectives. La position sociale et institutionnelle des proches est spécifique, et ne se substitue pas à celle des prisonniers eux-mêmes. Développer uniquement cette focale risque de reproduire ce que la prison produit structurellement : faire parler autour des prisonniers plutôt que de les laisser parler.
C’est pourquoi des travaux qui mobilisent l’expérience directe de l’incarcération sont si importants. La thèse de Mikaël Kazgandjian6, par exemple, en s’enracinant dans une ethnographie menée de l’intérieur — dans la lignée de la convict criminology, de Goffman, Becker, Garfinkel — ouvre un accès rare et précieux à la prison telle qu’elle est vécue et interprétée par les prisonniers eux-mêmes. Ces approches permettent de saisir les logiques quotidiennes, les formes d’adaptation, la violence ordinaire, les tensions entre démocratie et autoritarisme, ainsi que les zones d’arbitraire constitutives de l’institution — autant de réalités difficilement observables depuis l’extérieur.
Les deux perspectives sont nécessaires, mais ne doivent pas être confondues : l’expérience des proches éclaire les effets périphériques ; l’expérience des prisonniers éclaire la structure interne, les logiques réelles du pouvoir, les pratiques institutionnelles et les conditions de vie carcérales. C’est dans leur articulation — et non dans la substitution de l’une à l’autre — que se construit une compréhension réellement complète de la prison.
Colonialité du savoir et recherche carcérale
La critique décoloniale montre que les sciences sociales occidentales ne sont pas de simples descriptions du monde, mais des dispositifs historiquement situés, façonnés par des rapports de domination7. Quijano a souligné que la modernité européenne produit non seulement une hiérarchie politique et raciale, mais aussi épistémique, légitimant certains groupes comme producteurs de savoir et réduisant d’autres à de simples objets à connaître. La colonialité du savoir désigne ce processus par lequel l’Europe se pose comme centre exclusif du vrai, reléguant les épistémologies non européennes au statut de traditions « non scientifiques », « culturelles » ou « locales »8.
Certains ont tenté de rompre ce monopole en construisant des savoirs co-produits avec les groupes subalternisés9, mais force est de constater que les sciences sociales occidentales restent structurellement organisées pour produire du savoir sur les autres, rarement avec eux et presque jamais depuis leur cadre. La « hybris du point zéro » désigne cette illusion d’objectivité universelle masquant la position située — blanche, occidentale, bourgeoise — du chercheur10.
Transposer cette grille à l’étude du monde carcéral conduit à une évidence : les prisonniers et les personnes racisées des classes populaires occupent, dans l’ordre académique, la même place que les peuples colonisés dans l’ordre impérial — objets d’étude, rarement [jamais] sujets épistémiques. Et ce même lorsque les chercheur·euses travaillent avec empathie, engagement ou proximité sociale, la structure reste inchangée; Ce sont toujours les universitaires [racisés ou non, proches de détenus [prisonniers] ou non] qui recueillent les récits, interprètent, théorisent, publient et signent, tandis que les personnes incarcérées restent privées de toute capacité institutionnelle à produire ou diffuser leurs propres savoirs.
Leur parole demeure emprisonnée : matériellement par l’institution, symboliquement par les cadres académiques.
[On se retrouve ainsi — comme lors de ce séminaire ou de tout autre — à être un·e ou deux personnes racisé·es, dans un cadre majoritairement blanc, entouré·e·s d’une vingtaine de chercheurs blancs, à parler de la réalité de nos frères et sœurs emprisonné·es.]
Ce que je fais de tout ça
C’est à partir de cette compréhension que j’examine ma propre démarche. J’entreprends aujourd’hui un travail doctoral sur la prison, en soutenant l’idée qu’elle constitue une forme institutionnelle d’exclusion sociale chronique, dans ma position de « proche de détenus ». Mais, malgré cette proximité biographique, je reste [nous restons] du côté des dominants : ceux qui ont la possibilité institutionnelle d’écrire, de publier, de théoriser, d’être lus.
Et si je veux croire [parce qu’il le faut, et qu’il faut bien réussir à dormir quelques soirs] à la possibilité, à la probabilité non nulle de la réalisation d’une collaboration, ou au moins d’une brèche dans la structure extractive du savoir, je dois reconnaître que cette possibilité est incertaine, fragile, probablement marginale voire inexistante.
La colonialité du savoir ne se contourne pas par la seule volonté individuelle ; elle s’infiltre dans les méthodes, les institutions, les modes de reconnaissance académique, dans notre propre manière de formuler des problèmes et d’ordonner les récits.
Ainsi, si [tant que] je poursuis ce projet, c’est en ayant conscience que ma marge, si elle existe, est étroite : que la collaboration ne sera jamais symétrique, que je ne pourrai pas annuler les rapports de pouvoir mais seulement essayer d’en réduire les effets, et que la responsabilité éthique consiste moins à prétendre « donner la parole » qu’à ne pas confisquer ce qui pourrait, même faiblement, s’énoncer depuis les marges.
En ce sens, travailler depuis la prison, en tant que prisonnier·e·s — comme le font Kazgandjian et d’autres héritiers de la convict criminology — n’est pas seulement une contribution scientifique ou un simple changement de focale, mais une remise en cause radicale de l’ordre épistémique. C’est peut-être là que réside la seule voie réellement anti-coloniale et émancipatrice ; seule possibilité d’une recherche non extractive sur la question de la prison et de nos frères et sœurs emprisonné·es.
Vous pouvez trouver mes notes issues de ces deux séances, ainsi que des références complémentaires, ici :
- Séance du 25 novembre 2025 : Notes_Ricordeau_UE4_25_11_2025
- Séance du 21 novembre 2025 : Notes_Ricordeau_UE298_21_11_2025
Gwenola Ricordeau est sociologue, spécialiste de l’abolitionnisme pénal. Elle a soutenu sa thèse en 2005 sur les relations familiales à l’épreuve de l’incarcération. Voir son site : https://gwenolaricordeau.com/ et sa page EHESS : https://www.ehess.fr/fr/personne/gwenola-ricordeau ↩
« Prison et patrimoine carcéral, approches transatlantiques », séminaire Histoire des enfermements animé par Falk Bretschneider, Natalia Muchnik et Xavier Rousseaux, vendredi 21 novembre 2025, 16h30-18h30, Campus Condorcet, centre de colloques, salle 3.10. ↩
« Défis éthiques dans le cadre des recherches sur des populations marginalisées, criminalisées et discriminées », séminaire Histoire de la justice, des crimes et des peines animé par Marc Renneville et Sophie Victorien, mardi 25 novembre 2025, 14h30-16h30, Campus Condorcet, centre de Colloques, salle 3.08. ↩
Voir notamment Ricordeau, G. (2008). Les détenus et leurs proches. Autrement ; Ricordeau, G. (2012). « Entre dedans et dehors : les parloirs ». Politix, 97(1), 101-123. ↩
Touraut, C. (2009). L’expérience carcérale élargie : Dynamiques du lien et identités à l’épreuve de l’incarcération d’un proche. Thèse de doctorat, Lyon 2. Voir aussi Touraut, C. (2009). « Entre détenu figé et proches en mouvement. “L’expérience carcérale élargie” : une épreuve de mobilité ». Recherches familiales, 6(1), 81-88. ↩
Kazgandjian, M. (2024). Une ethnographie de la prison : socio-anthropologie comparée de la condition carcérale en France et en Italie. Thèse de doctorat, Paris, EHESS. ↩
Mignolo, W. (2001). « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale » ; Mignolo, W. (2013). « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique ». Mouvements, 73(1), 181-190. ↩
de Sousa Santos, B. (2016). Épistémologies du Sud : mouvements citoyens et polémique sur la science. Desclée de Brouwer. ↩
Fals-Borda, O. (2009). Cómo investigar la realidad para transformarla. Clacso ; Escobar, A. et Restrepo, E. (2009). « Anthropologies hégémoniques et colonialité ». Cahiers des Amériques latines, 62, 83-95. ↩
Castro-Gómez, S. (2010). La hybris del punto cero: ciencia, raza e ilustración en la Nueva Granada (1750-1816). Editorial Pontificia Universidad Javeriana. ↩
